L’art d’Herménégilde Chiasson : cinquante années à parler avec les anges – Tom Smart
« […] celles-là, sans se poser d’autres questions, sans savoir pourquoi et sans le vouloir vraiment, se verront ouvrir les portes du paradis, la multitude des anges s’agenouillant sur leur passage, la force du salut s’emparant de leur corps pour en projeter de la clarté, une lumière éblouissante et, au plus hauts des cieux, dans un firmament où l’alcool n’enivre plus […] »
de Herménégilde Chiasson, Béatitudes (Éditions Prise de parole, 2007), p. 33
Dans une carrière, telle que celle d’Herménégilde Chiasson, qui s’étend sur un demi-siècle de création prodigieuse, est-il possible de trouver dans son art complexe une seule instance où l’on ne parle pas des anges.
Je doute que ce soit possible – surtout lorsqu’on se confronte à la vaste étendue du projet de Chiasson – de donner forme à une vision artistique qui s’adresse à autant de techniques. La singularité ne fait tout simplement pas partie de son vocabulaire créatif ni de son procédé artistique. Une plongée en profondeur dans son esprit artistique universel pourra paraître débordante parce que ses intentions semblent provenir d’un lieu entièrement différent, dépassant la rubrique habituelle de l’expression créative.
Peinture et poésie, théâtre et art de la scène, estampe et dessin, cinéma, écriture, réalisation – sans oublier son travail engagé dans la fondation et la gestion de galeries, archives et centre culturels – tous ces techniques, modes de communication et tant d’autres procédés se sont fusionnés dans la recherche de toute une vie afin de trouver et d’exprimer avec grâce la vie et la communauté,
et d’élever le vécu au rang du divin.
Depuis cinq décennies, Chiasson a produit quelques uns des exemples les plus élégants de poésie visuelle. Ses réalisations lui ont valu plusieurs distinctions et récompenses, parmi lesquelles on retrouve le prix du Gouverneur-Général en poésie, le prix France-Acadie, deux prix d’excellence en art du Nouveau-Brunswick, le rang de chevalier de l’Ordre français des Arts et Lettres et aujourd’hui le prix Strathbutler. Ces marques de reconnaissance publique pourraient suggérer un parcours rangé, marqué par des réalisations s’appuyant sur l’adoption et la traduction d’une théorie pour la rendre conforme aux normes en cours. En fait, ils soulignent une agitation créative continuelle qui interroge l’orthodoxie sous toutes ses formes.
Depuis ses débuts comme étudiant curieux sinon précoce, Chiasson s’est positionné comme quelqu’un dont l’intérêt créatif s’est toujours affirmé au delà de toute déclaration formaliste au sujet de l’intégrité des matériaux et des méthodes. Son regard s’est porté sur un conceptualisme à base de système comme moyen d’interroger la réalité existentielle. À travers la logique et l’ordre séquentiel, Chiasson explore la manière de fissurer la surface d’une idée et d’en faire rayonner le coeur de plusieurs manières, pour mieux ouvrir de nouvelles fenêtres de perception et révéler les couches étranges de ce qui précède l’esprit et l’imaginaire.
Cette approche se fonde sur la croyance incongru que la logique peut nous mener vers des lieux complètement irrationnels de possibilités créatrices simplement en se fiant aux vérités contenues dans un système même s’il est iconoclaste. En sondant les fondements de la logique, Chiasson s’affiche comme un explorateur téméraire et créatif. Il n’hésite jamais à retirer les couches palimpsestes de la réalité afin de mieux montrer que ce que nous prenons pour de expérience vécue est en fait une énigme à multiple facettes.
Muni d’une sensibilité anxieuse pour interroger la nature du vécu et de l’existence de même que d’un talent adroit et expressif, Chiasson pratique une sorte de magie incandescente. Il comprend le pouvoir de la métaphore à transformer le monde et les objets visibles. En renonçant à ce pouvoir il expose le vaste potentiel des choses, des images et des mots à se métamorphoser ou à se transformer sous nos yeux.
Dans ses mains une vue aérienne d’un paysage d’hiver prend les allures d’une abstraction de Borduas. Une séquence peinte de formes et de traits devient une feuille de notation musicale. Le portrait d’une femme dans un champ devient à la fois la figure générationnelle de l’Acadie et l’expression de la relation avec une mère sévère. La mer est l’insigne de l’amour. La courbe de l’univers est égale à la longueur de la vie humaine. Une séquence de lettres devient la route vers l’infini. Et le bleu représente l’éternité.
Comme artiste, avec un oeil sur la forme que prend l’Histoire, Chiasson connaît les histoires et les mythes de l’Antiquité, les recréant constamment dans les affaires et la substance de la vie quotidienne. À travers sa lecture du retour continuel de l’humanité vers des structures mythiques ensevelies dans les codes génétiques de la culture, Chiasson reformule constamment le présent pour que le passé – surtout le passé lointain – puisse résonner dans et par son art. L’allégorie et l’élégie sont au nombre des formes littéraires qu’il utilise pour polir ses images d’allusions aux histoires antérieures qui font écho à son art. Comme stratégie créatrice, la chance et le hasard alimentent un procédé permettant une gestation d’images automatique et sans restreinte émanant de son inconscient et captée dans ses iconographies uniques.
Plus que tout, l’art de Chiasson est métaphysique. La cadence de son demi-siècle de création abondante est l’expression de l’Odyssée d’un pèlerin à la recherche de lumière. Cette quête est tracée dans ses estampes, ses peintures et ses dessins d’anges. Dépassant maintenant plusieurs centaines, les portraits d’anges de Chiasson sont des stations le long de la route de sa vie créative. Incarnés plutôt que tracés, ils sont le témoignage muet de la recherche d’un homme vers une rédemption à travers l’art et la prise de conscience que son être déchu peut lui devoir son salut. Chiasson est la preuve que l’art peut transmuter la vie – la sienne et celle de sa communauté – en une forme sainte et angélique.
Tom Smart